La Cantina - Mise en Bouche

La sonnerie n’a pas encore cessé de retentir et déjà un flot d’hommes et de femmes accompagné d’une rumeur assourdissante déboule sur la grande salle. J’ai bien fait de sortir en avance, cela m’évitera un peu d’attente mais vu la longueur de la queue à laquelle je me suis ajouté je ne dois pas être le seul à gruger.

D’ici 15 minutes je devrais arriver aux plateaux thermo-formés que l’on garnira quelques mètres plus loin d’une purée incolore, inodore, insipide mais très nourrissante... dire qu’avant ils s’emmerdaient... cela me fait doucement rire. Pas pour très longtemps, un groupe ruminant et rageant un peu plus fort que les autres s’approche bruyamment et sans gêne de la fin de la file. Un groupe d’ouvriers de la salle des machines très certainement, des rustres qui passent leur temps à jurer et foutre la merde. Mais les coupe-files n’auront pas gain de cause cette fois-ci face à un agent qui les fait déguerpir, leur indiquant du bras le début de l’attente, 100 mètres plus loin. Ils s’exécutent sans broncher, reversant leur énervement en bousculant volontairement un petit chauve d’un groupe de comptables qui riaient un peu fort. Puis ils remontent la file lentement, roulant des mécaniques, dévisageant chaque personne tout en espérant une réaction de rébellion à exploiter comme Casus Belli. Je tourne la tête et baisse le regard alors qu’ils s’approchent de moi. Hélas ils m’ont reconnu.

« Mais regardez les mecs ! Mais c’est Moumou ! Alors mon pote, t’es tout seul ? Le plus entreprenant d’entre eux s'agrippe familièrement à mon costume, me bousculant énergiquement d’une fausse amitié qui me fait presque sortir de la file.
- En fait j’attends un...
- Mais t’inquiète, on va t’accompagner, hein les mecs ? Ajoute-il en se tournant vers ses comparses.
- Mais... en fait... Je proteste aussi virulemment que possible. 3 mots c’est déjà un de plus que d’habitude.
- Bien sûr que t’es tout seul, t’as pas d’ami abruti ! Hein ? Celle-là avec son petit cul elle est avec toi peut-être ? Il rit gravement en désignant la femme qui me précède et dont je n’avais pas particulièrement remarqué le postérieur. Cette dernière se retourne outrée et quitte la file d’attente.
- Non... je... j’ai plein d’amis d’ailleurs. Petit silence des blaireaux intrigués par mes propos ou par le fait que j’ose les prononcer.
Oui... tout à fait... d’ailleurs aujourd’hui j’ai reçu un email d’une personne... qui n’était ni mon supérieur hiérarchique, ni un spam... Un long silence les saisit, ils se regardent l’air sévère puis le chef de bande se tourne vers moi et éclate de rire suivi immédiatement de ses comparses.
- Oh putain, tu sais que t’es con toi ! » Ils en profitent alors pour intégrer définitivement la file à mon niveau, réprimant efficacement les quelques protestations d’un regard menaçant.

Je me retrouve alors particulièrement mal accompagné, serré entre cinq armoires qui puent la sueur et qui braillent, attirent les regards réprobateurs mais impuissants des travailleurs qui imaginaient souffler quelques minutes durant leur pause déjeuner.

Bien après les autres, une métisse à coupe afro sauvage longe la file à son tour, un sourire béat "j'adore mon boulot" collé aux lèvres.

Les genoux couverts de terre de sa combinaison, dont le haut dézippé est noué à sa taille, indiquent assez où elle travaille. Ses mains, pourtant, sont propres : mademoiselle se lave avant d'aller manger.

Le sourire s'élargit démesurément quand elle avise la main orangée.

Sio ?? Putain, j'suis trop contente... Je me demandais si tu avais pu monter.

Du coup, elle va serrer dans ses bras l'électricienne clignotante. On entend des râleurs derrière crier à la resquilleuse, d'autres s'exclamer de dégoût en voyant une apparente Orga étreindre une visible Rebut. Kim jette un regard terrible aux alentours, et un silence prudent se rétablit.

Alors, raconte, tu fais quoi maintenant ? Et Soren, il... il a pu monter lui aussi ?

On arrive enfin aux plateaux. L'agent de sécurité impuissant regarde de travers le groupe de blaireaux dont je fais partie bien malgré moi. On passe assez rapidement devant les distributeurs. Je présente mon badge à la machine. En guise de réponse, elle émet un signal sonore puis crache dans mon réceptacle en carbone divers bouillies et liquides chauds et froids qui débordent de leurs emplacements. Me voilà servi, inutile de chercher à savoir ce que peuvent bien contenir ces mixtures, je tiens dans ce plateau l'apport nutritionnel exact qui me revient, finement déterminé par le programme central en fonction de mon poids, mon activité, mes allergies alimentaires, ... et soi-disant d'autres paramètres tels que le rang social, le caractère, mon état de santé et auquel il faut ajouter des vitamines, des antibiotiques et des antiviraux. Mais inutile de se prendre la tête... ceux qui font savent et ils savent ce qu'ils font.

Maintenant que les autres brutes sont servies, elles ne devraient plus trop s'occuper de moi. Je profite de ce moment de relâchement pour m'écarter discrètement, essayant de repérer une table disponible dans l'immense hangar où résonne le tintement des cuillères sur les plateaux noirs. Des tables de 6 parfaitement alignées s'étendent sur un carré de 200 mètres. Beaucoup d'âmes solitaires, la tête baissée dans leur repas, ignorent sciemment leurs congénères et avalent mécaniquement leur ration lors de ce court répit avant la deuxième partie de leur laborieusement journée.

J'avance timidement, cherchant désespérément une table isolée et peu occupée afin de limiter toute interaction sociale qui me serait nécessairement néfaste. Je trouve enfin mon bonheur, un groupe de 5 mécaniciens libérant une table proche, je presse le pas afin de ne pas manquer cette opportunité inespérée. Mes si mon corps s'élance, mes jambes, elles, restent derrière, provoquant une chute inexorable. Je tombe de tout mon long, sans grâce aucune, m'écrasant la face contre le sol métallique et projetant mon plateau en avant.

Ce dernier retombe juste à côté de ma tête comme si son vol en avant avait été prématurément stoppé, m'éclaboussant au passage de son contenu. J'entends alors les autres blaireaux dont je croyais m'être débarrassé se poiler comme des loutres et je comprends finalement qu'ils ne sont pas étrangers à ma chute, une de leurs jambes avait dû traîner par là... je les maudis intérieurement.

Sans me relever encore, je dresse la tête afin de comprendre pourquoi la course du plateau-projectile chargé s'était arrêtée si brutalement... je vois alors deux femmes immobiles dont la plus séduisante d'entre elles est recouverte en grande partie de ma ration alimentaire, étalée un peu partout sur elle et dont le regard exprime beaucoup d'émotions dont une colère peu dissimulée. Je me relève d'un coup, maladroitement, tape ma chemise des deux mains afin de faire tomber la bouillie qui s'y colle et présente des excuses tout aussi peu adroites.

« Euh.. Ouf... On a eu chaud... plus de peur que de mal... »

Kim hoche la tête au récit de Siobhan, visiblement soulagée que son petit ami aux yeux fluo ait pu suivre.

Et toi, tu t'es débrouillée comme un chef, je suppose ?

Elle baisse les yeux et fait (très mal) semblant de se concentrer sur son plateau.

Heu, on peut dire ça, ouais. Dans le sens où j'm'en suis sortie. Mais seule.

Les commentaires de Sio sur le menu font une diversion idéale. Kim est lancée :

Ah mais t'inquiète pas, ça va changer, ça ! Figure-toi que je bosse aux fermes et...

Et splatch.

Kim avise un nerd aussi éclaboussé qu'elle et surtout cinq connards qui se bidonnent. Son sang, évidemment, ne fait qu'un tour.

Elle s'en va choper le plus proche par le colback et le soulève de son banc à la force du poignet. Silence dans les rangs.

Alors les crétins, on est du genre à s'y mettre à cinq contre un pour se donner l'impression d'avoir une grosse paire de balloches ? Au choix : vous refaites la queue pour aller chercher un autre repas à ce monsieur, ou je vous pète la gueule.

Instinctivement, je m'abrite derrière la femme illuminée qui a gardé ses distances et je rajoute en tirant la tête.

« Euh... ne nous énervons pas pour si peu... ces messieurs ne souhaitaient certainement pas un tel dénouement... tout est de ma faute, j'aurais dû regarder où je mettais les pieds... »

Si ma mère a écho de ce genre d'embrouille, elle va encore me faire une scène ! Je l'imagine déjà me reprocher d'importuner de vrais travailleurs qui sont, eux, vraiment utile à notre société. Et puis Mr Cornwell va encore me poser des problèmes, il m'a déjà prévenu qu'il n'appréciait guère ce genre de publicité et puis il cherche le moindre prétexte pour me virer.

L'autre femme, celle constellée de purée, n'a apparemment pas apprécié la plaisanterie. Elle se jette sur le premier gus, l'attrape par le col et le soulève, il pédale dans les airs impuissant. Le reste de la bande s'est reculé devant cette agression manifeste, surpris d'une telle réaction et d'une telle force provenant d'une femme. Quelques secondes figés, ils l'entendent prononcer des mots qu'ils n'écoutent pas, puis la testostérone les démangeant ils se ruent sur l'assaillante pour lui faire comprendre qu'on ne s'oppose pas à eux.

Je me cache.

Kim envoie celui qu'elle tient par le col s'écraser contre un assaillant. Et de deux.

Son coude part en arrière et va fracasser des dents. Et de trois.

Continuant son mouvement de rotation, elle l'achève pied en l'air, lequel pied rencontre violemment une entrejambe. Et de quatre.

Indécis, le cinquième a été arrêté dans son élan par le massacre. Elle lui décoche son regard glacial et fait "Bouh." Il tourne les talons.

Kim s'occupe enfin des grumeaux de purée qui la parsèment. Une table et un banc bousculés, tout au plus : joli bilan.

Aux loques qui tentent vaguement de rassembler leurs morceaux par terre, elle dit sur le ton de la conversation :

Et lavez-vous, de temps en temps, c'est une infection.

Retournant vers sa copine, elle va pour récupérer son plateau et découvre le nerd planqué derrière elle.

Tu peux sortir, l'incident est clos. On se cherche une place plus loin ? C'est dingue comme ils puent.

En une poignée de secondes la jolie métis a fait le ménage : la bande éparpillée, ses membres gesticulant pour ceux encore conscients, les autres demanderont à leur réveil les vidéos de la caméra de surveillance pour savoir d'où sortait le train qui leur est passé dessus...

Elle s'avance vers nous, plus détendue que tout à l'heure, et nous dit :
« On se cherche une place plus loin ? » Comme si j'avais faim après tout ce qui s'est passé... et puis je n'ai plus de bouffe, va falloir que je patiente jusqu'à ce soir.

Pendant ce temps, un des abrutis encore debout profite de la baisse de vigilance de l'assaillante pour sortir un couteau de sa manche et se précipite sur elle dans son dos.
« Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !!!!!!!! » Un cri de femme, strident, résonne dans tout le block. Alertée, la cible de cet acte lâche se retourne aussi sec, projetant sa jambe avec une souplesse extraordinaire, écrasant sa botte sur la mâchoire de l'armoire qui produit un craquement sinistre. La masse retombe lourdement par terre, le couteau glissant sur le sol lisse. Elle se retourne alors, d'un air surpris et soulagé, remerciant du regard sa copine pour l'avoir prévenue.

Cette dernière qui n'est pas à l'origine du son aigu, se tourne alors vers moi, étonnée.
« Oh ça va ! J'me suis un peu emporté... » Leur dis-je. Elles ne bataillent pas plus que ça et commencent à chercher une table quand on entend crier.
« Un instant là ! Restez ici ! Un agent de sécurité s'approche lentement, l'arme au poing, représentant la seule autorité armée du NSS. Manifestement on l'a prévenu de l'incident en cours.
C'est quoi ce bordel ? Vous vous croyez où là ? Je prends alors les choses en main.
- Monsieur l'agent vous tombez bien, ces hommes nous ont violemment agressé ! Tout d'abord ils ont resquillé dans la queue, ensuite ils ont sous-entendu que je ne pouvais entretenir de relations sociales alors qu'il s'avère que j'ai reçu ce matin un email d'une personne tout à fait réelle et que... et puis ils ont attaqué cette dame (montrant Kim) dans le dos avec une arme blanche, acte triplement lâche ! De plus, ... » Les deux femmes me fusillent du regard, j'ai dû dire une connerie, je me tais. L'agent m'a écouté jusqu'au bout sans mot dire mais les expressions de son visage traduisent une incrédulité manifeste.

Il se retourne et se décrispe de son arme qu'il range. Il examine brièvement les éléments : 5 gus au sol, pas d'arme, deux gonzesses et un Nerd qu'il ne peut pas encaisser... Il s'approche d'un blessé qui semble suffisamment conscient et lui demande.
« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Vous avez agressé ces gens ?
- Argghghhgh ! L'agent considère alors quelques secondes l'absurdité de sa question et change de méthode.
- Est-ce que vous souhaitez procéder à une réclamation ?
- Arhrhrruhrhrhrh !
- Est-ce que vous voulez réclamer ??!!
- ... » Il revient alors vers nous, plutôt sévère.

« Ecoutez, je ne veux pas savoir ce qu'il s'est passé ici mais je vous colle un avertissement à vous tous, et que je ne vous revois plus en train de déconner dans ce secteur ! » Il s'approche de nous et scanne nos empreintes énergétiques avec son Dx7, un appareil d'identification qui lui permet d'accéder directement à notre dossier de bord.

Face à cette injustice, la jeune impulsive aimerait répondre mais sa copine l'en dissuade fermement, exerçant une pression sur son bras, sachant pertinent qu'ils finiraient tous en isolement pour un mot de plus. L'air mauvais, l'agent s'éloigne. Ca m'énerve ce genre de cowboy qui se la pète... à cause de lui et de son *$^ù$ d'avertissement, à tous les coups je vais me faire virer et si je perds mon poste, je perds ma cabine et je suis bon à coucher "dehors" ce soir...

Kim fulmine encore, mais elle suit sa copine sans discuter. Un peu ronchonnante, tout au plus.

Putain, j'devrais avoir une médaille pour avoir pété la gueule à ces connards et je me prends un averto ? Bordel, j'ai l'impression d'êt'retournée à l'école... Vaisseau de merde tiens... peut-on entendre, par exemple.

A voix juste un peu plus haute, elle ajoute :

Hé, Sio, tu crois qu'il y a moyen de cracker le système du vaisseau ? Je nous enlèverais bien ces avertos de mes fesses...

Le dédale des couloirs mène tout droit au cube 3742.