Recrutement à fleur de peau.

Mon bras pulse des élancements de douleur dans tout mon corps. Je me caille les miches. La dépression de Mason me maintient soigneusement l'humeur au fond du marécage. Alors, merde.

Et puis merde, tiens.

En quelques pas, je m'approche du comptoir signalé par l'unique lueur de la pièce, je m'empare du goulot tendu et m'envoie une bonne lampée de... C'est quoi au fait ? Du scotch, a priori. Feu dans les entrailles. Moins froid. Encore une lampée, tiens.

'Rci.

Les bonnes manières ont la vie dure... Il faut dire que chez moi, c'est un conditionnement, et du genre draconien.

Je m'assois dos au comptoir sans lâcher la bouteille. Nola Darling, elle y est plus pour personne, messieurs-dames. Au tour des autres, un peu, de jouer les bergers. Tiens, la jeune fille qui danse si bien et si mal en même temps, elle peut pas reprendre le rôle ? Elle a l'air d'avoir des dispositions pour ça.

Nola prit congé de son troupeau bêlant et attrapa la bouteille que Phil tendait avant d'en avaler une bonne gorgée. Phil guetta la légère grimace qui ne se fit pas attendre, le scotch chauffe le corps, il les avait prévenus.

La meneuse de revue s'avachi sur le comptoir à ses côtés et Phil sourit. Enfin quelqu'un pour relâcher la pression et prendre le temps de savourer le moment présent. Et quel moment ! Chauffage défaillant, lumière coupée et portes bloquées, quoi de mieux pour converser ? D'autant plus que le temps leur était peut être compté. Isolés du reste du vaisseau, rien ne leur permettait de savoir ce qui se passait à l'extérieur.

Mason reprit la bouteille et bu à son tour. Il grimaça lui aussi, depuis le temps qu'il s'abreuvait sans relâche, son estomac commençait à le bruler de plus en plus, chaque gorgée le rapprochait de l'enfer interne, mais il s'en préoccupait autant que de ce que pouvait devenir ses compatriotes restés sur Terre. Il sentit quelque chose lui chauffer fortement les doigts et agita sa main avant de découvrir que sa cigarette était finie, il la jeta au loin d'une pichenette et s'en alluma une autre.

- Alors dites-moi Nola, demanda-t-il. Nous sommes coincés ici, sans lumière ni moyen de sortir ou de contacter l'extérieur, une dernière volonté ? Quelque chose qui vous passe par la tête ?

Phil fixa le bout incandescent de sa cigarette durant quelques secondes, si Nola pouvait le voir au milieu de cette pénombre, c'est un homme abattu qu'elle observait.

- J'ai moi même longtemps tout désiré et je dois dire que j'étais très fort pour réussir à l'obtenir. Mais il me manque un truc. Une chose très proche et pourtant inatteignable. Vous avez peut être connu cela ?

Phil se redressa d'un coup, un éclair venait de traverser sa tête, une lueur de lucidité parmi le brouillard qui composait sa cervelle. Il venait de se souvenir de la soirée d'inauguration du Wonderland, son établissement fétiche, ils avaient du faire face à une coupure de courant et tout lui revint en tête. Pourquoi n'y avait-il pas pensé plus tôt ? Ils étaient dans un cabaret, il y avait forcément des projecteurs, des lampes torches, des petits gadgets luminescents et autres choses pouvant leur permette de s'éclairer. Pourquoi n'avait-il pas réagit ?
La réponse lui vint immédiatement : Henry n'était pas présent. Ce cher bras droit qui gérait toujours les crises car monsieur Mason était trop ivre, voila l'élément qui lui manquait.
Embrumé qu'il était et à force de se reposer sur lui, il avait oublié tout ce qu'il avait appris à Henry.

- J'ai peut être une solution miracle ! annonça-t-il d'un air triomphant à Nola. Mais tout d'abord, continuons notre discussion, nous ne sommes plus à cinq minutes près.

- Alors dites-moi Nola. Nous sommes coincés ici, sans lumière ni moyen de sortir ou de contacter l'extérieur, une dernière volonté ? Quelque chose qui vous passe par la tête ?

Bien des choses, oui, mais...

- Sauf votre respect, mister Mason, rien qui puisse être assouvi à l'instant, entre ces quatre murs. Mais c'est gentil de demander.

Je lui ré-emprunte la bouteille pour un coup de chaud et note ses traits tirés. Une publicité vivante pour un adage des temps anciens : l'argent ne fait pas le bonheur.

- J'ai moi même longtemps tout désiré et je dois dire que j'étais très fort pour réussir à l'obtenir. Mais il me manque un truc. Une chose très proche et pourtant inatteignable. Vous avez peut être connu cela ?

- Je ne sais pas. L'insatisfaction oui, je connais.

Mais hé, Nola, tu vas arrêter de déballer tes états d'âme ? Quoi, c'est lui qui a posé la question ? C'est pas une raison.

- J'ai peut être une solution miracle ! Mais tout d'abord, continuons notre discussion, nous ne sommes plus à cinq minutes près.

- Heu... Vous êtes sûr ? Parce qu'on serait aussi bien à discuter au chaud et en sécurité, après tout.

A moins que la perspective de mourir t'excite, Mason ? J'ai ta tristesse dans la tête, alors je crois savoir de quoi tu es capable. Crever dans ton cabaret, avec tous tes esclaves autour de toi, comme les Pharaons... Ah, quelle belle mort !

Tiens, file-moi encore un peu de ce scotch...

Phil hurla de rire à la réflexion de Nola. L'alcool lui frappait violemment les tempes et l'optimisme de sa meneuse de revue l'amusa.

- Ainsi donc, vous pensez que nous allons nous en sortir rapidement ? demanda-t-il. Soit ! Je vous ai choisie pour mener cette revue, et je me fais confiance, donc vous devez avoir raison n'est-ce pas ?

Il tapa dans ses mains et attrapa la bouteille que Nola venait encore de lui dérober.

- Ne vous en faite pas, j'en ai d'autre ! Nous aurons tout le loisir d'en entamer une.

Il déchira une partie de sa chemise et sauta par dessus le bar avant de retomber lourdement de l'autre côté dans un fracas de verre tonitruant.

- Tout va bien ! annonça-t-il guilleret. Juste quelques verres cassés et une entaille à la main !

Dans la pénombre du cabaret, tout ce que les autres pouvaient voir était la faible lueur du compad de Mason, à quatre pattes sous le bar. Il commença à fouiller partout sous le comptoir, lançant tout ce qui ne l'interessait pas derrière lui en jurant dans sa langue maternelle.

- Monsieur tout va bien ? se risqua à demander un employé qui se tenait non loin de lui.
- Shut the fuck up ! tonna Phil en retour. J'improvise moi au moins !

Il réapparu triomphant, une bouteille de détergent à la main.

- Haha ! hurla-t-il en manipulant la bouteille dans tous les sens. Inflammable ! Parfait !

Il repassa de l'autre côté du comptoir pour rejoindre Nola, et lui décocha un clin d'oeil amusé. Il remplit la bouteille de scotch avec le détergent, attacha son lambeau de chemise autour du goulot et s'arrêta le temps de chercher son briquet.

- Normalement, nous avons des lampes torches dans la remise, et si nous voulons grimper tels des singes jusqu'à l'aération, il nous en faudra. Mais d'abord un peu de lumière !

Il alluma le bout de tissus pendant de sa bouteille et la lança contre une table qu'il apercevait dans la pénombre. Le cocktail molotov explosa en une gerbe de feu avant d'incendier la surface de la table.

- Voilà qui est beaucoup mieux ! Un petit verre avant de se mettre au boulot miss Darling ?

Hééé, ma bouteille ! Bon, c'est la sienne, techniquement.

Tant pis, je me relève et fouille d'un bras dans le foutoir qui était il y a quelques minutes une série d'étagères rutilantes derrière le comptoir. Beaucoup de verre cassé et une odeur d'hôpital. Je me coupe. Tant pis, j'en suis plus à ça près. Mason fouille lui aussi de son côté. Marrant d'entendre des grossièretés dites avec un accent british de la haute.

Ah ! Une bouteille intacte. J'arrive pas à lire l'étiquette, c'est quoi ?

Tout d'un coup, la lumière se fait beaucoup plus vive et je découvre que je tiens à la main un Fernet Branca. Beurk.

Mason vient de foutre le feu à la baraque. C'est tragique, on va tous mourir ! Je glousse et repars à la pêche d'un alcool intact et buvable.

"Avec plaisir, mister Mason. Attendez juste que je trouve... Ah, voilà. Laphroaig. Bonne pioche."

J'ouvre mon ami écossais, en savoure une gorgée puis tends la bouteille à mon patron.

"Au fait, j'ai le bras cassé, ne comptez pas sur moi pour les acrobaties."

Je glousse. Bah oui quoi, c'est drôle, non ?

Parfait cette idée ! A présent on pouvait distinguer son voisin, le bric-à-brac environnant afin de ne plus se prendre les pieds dans le tapis ou dans une chaise renversée, et même commencer à lever le nez pour chercher une trappe d'aération.

Sauf que tout est en panne dans le coin, même les extracteurs d'air et autre purificateur d'oxygène. Et la fumée générée ne va pas tarder à asphyxier tout le monde si personne ne se dépêche de trouver une issue de secours.

Éventuellement, l'idée des techniciens. On distingue maintenant parfaitement la position de l'échelle à escalader pour atteindre la gaine d'aération, certes.
Mais il va falloir désigner un volontaire pour aller taquiner les bestioles qui trainent dans les conduits au-dessus de leurs tête. Qu'il n'oublie pas un petit mouchoir et ses lunettes de piscine avant de monter, car les flammes lèchent déjà les projecteurs et le bas des tuyaux.

Des risques de canicule sont à prévoir...

Les flammes commençaient à réchauffer les alentours et Phil tendit ses mains en direction de cette nouvelle source de chaleur tout en se les frottant.
Il observa la salle principale du Cheshire et constata les dégâts, le choc avait envoyé plusieurs tables et fauteuils contre les murs et la plupart était désormais bon pour les locaux de maintenance si ce n'était pour le compacteur à ordure du vaisseau. Plus il observait sa salle principale et plus le montant des réparations grossissait dans sa tête. Un sombre bruit de caisse enregistreuse retentissait dans ses oreilles, une caisse sinistre et maléfique.

Il profita du feu qu'il avait allumé et s'alluma une nouvelle cigarette sous les yeux éberlués des employés du cabaret. Il s'arrêta pour les regarder, la fumée oscillant devant lui et lâcha sèchement :

- Peut-on savoir ce que vous regardez ? Et vous attendez quoi exactement ? Qu'on crève une bonne fois pour toute ? Vous voyez bien que miss Darling et moi même sommes occupés à savoir lesquels de vous nous allons garder après cet incident !

Il prit une nouvelle bouteille, en bu une gorgée titanesque sans même regarder de quoi il s'agissait et reprit :

- Un indice, les flemmards n'auront qu'à retourner aux fermes du vaisseau, ou encore à la maintenance, que sais-je ? Alors bougez-vous !