Recrutement à fleur de peau.

Phil n'avait pas dormit. Phil ne dormait plus de toutes manières. Depuis qu'il avait embarqué sur le Schrödinger il avait travaillé sans cesse afin de mettre en place la zone de divertissement, ne faisant que quelques sommes de temps en temps. A force d'aller et retour à longueur de journée, il commençait à connaître le vaisseau sur le bout des doigts et fonçait désormais sans merci à travers les coursives. Tout devait aller vite, qu'il puisse enfin dormir durant 48 heures. De plus, le manque de lever et de coucher de soleil à bord le décalait sans cesse et son pad sonnait à tout va afin de lui rappeler l'heure qu'il pouvait être. Il était épuisé, nerveusement et physiquement.

Assis sur un canapé face à la scène, verre dans une main et cigarette dans l'autre, il scrutait les nouvelles danseuses et n'en pouvait plus. Il n'aurait su dire si la fatigue était en cause ou si elles étaient vraiment incompétentes mais il en avait mal au crâne. Les voir se déhancher d'une manière qu'il apparentait à celle d'un poulpe paraplégique le rendait malade, aucune grâce, aucun rythme, elles l'exaspéraient. Il se frotta les yeux et attrapa la canne qui se trouvait à sa droite, grommelant à quel point il les méprisait ; il frappa alors le sol de trois coups secs et lourds afin d'interrompre ce numéro grotesque.
Il se leva et se tint droit, la canne toujours en main et les toisa une par une.

- Non ! Non ! Non ! cria-t-il en martelant le sol à chaque mot. Vous n'êtes que des incompétentes ! Des créatures disgracieuses qui violent tout ce qui a été fait de beau !

Il arpenta la scène de long en large et continua de les asséner.

- Je vais faire en sorte que jamais vous ne travaillez dans ce domaine ! Regardez-vous ! Bonnes à effectuer deux pas de danse dans un cabaret des bas fonds, devant une bande de saoulards prêts à vous sauter dessus pour vous souiller ! Voila ce que vous êtes !

Il sauta au pied de la scène et se pencha sur la canne. Il reprit son souffle et fit un signe de la main :

- Reprenez depuis le début. Et avec talent cette fois !

C'est ce moment que je choisis pour pousser la porte du Cheshire. Un videur toise ma silhouette, engoncée dans la combinaison de bord en vinyle ; prend mon nom d'un air blasé - oui, les beautés parfaitement galbées ne se font pas rares dans le coin à cette heure, il y a de quoi être blasé, mon chou ; me dirige vers la scène devant laquelle fulmine le fameux Phil Mason, qui devrait dormir de temps en temps.

Les filles se donnent du mal mais ne sont effectivement pas à la hauteur. A la mienne, je veux dire, et en toute modestie. Je dézippe ma seconde peau de plastique blanc. Danser en sous-vêtements, c'est plus pratique, ça ressemble un peu plus au futur - et probablement minimaliste - costume de scène, et puis ça annonce tout de suite la couleur. Si on a peur de montrer ses jambes ou son nombril, autant travailler dans la salle des machines.

Mon tour arrive et je me présente brièvement avant de lancer la musique. Pachelbel. Un choix aussi archaïque a quelque chose de provocateur...

La retardataire fit son entrée à l'accueil du Cheshire et donna son nom pour l'enregistrement avant de filer droit au cœur du volcan. Phil était éreinté par les prestations lamentables de ces créatures pataudes se prétendant danseuses et ne lui adressa même pas un regard, se contentant de râler sur son retard. Et le ballet burlesque reprit son cours, une à une elles recommencèrent sous la pression, les critères de Phil étant revues à la hausse à chaque seconde qui passait. Il allait devoir refaire un nouveau casting le lendemain, une fois calmé, mais si jamais l'une d'elles arrivait à se démarquer sur l'instant il tiendrait sa tête d'affiche.

Il s'affala à nouveau dans un canapé, but une grande gorgée de scotch et se frotta les yeux. La fatigue lui battait les tempes à la manière d'un tambour et il avait envie de meurtre. Qu'il était loin finalement ce monde où il pouvait claquer des doigts pour faire disparaitre les indésirables, mais un nouveau challenge ne se refuse pas ; et construire un nouvel empire en composant avec le bas-peuple, ça c'était quelque chose de totalement neuf pour lui qui avait toujours eu l'appuie d'une dictature ultra-capitaliste. Il alluma ce qui devait être sa vingtième cigarette depuis son réveil et attendit sans y croire.

Puis vint le tour de Nola, la retardataire. Phil grommela lorsqu'elle monta sur scène, il détestait les retards, seul lui y avait le droit. La musique démarra et vint immédiatement le réveiller. Un tel choix ? En pole-dance ? Il n'en croyait pas ses oreilles, ni ses yeux d'ailleurs. Cela s'accorder parfaitement et ce numéro devenait plus qu'interessant. Quelque chose de neuf, d'authentique et surtout, de décalé. Un décalage fin, sans accroc ni grossièreté, juste sublime. Il continua de regarder cette prestation d'une nouveauté bluffante puis se leva et frappa avec la canne d'un coup sourd et violent.

- STOP ! cria-t-il. Que toutes les autres débarrassent le plancher immédiatement, retournez donc vous entrainer ! Voila ce que c'est un numéro ! Prenez-en de la graine vous autres !

Il continua de marteler le sol afin de hâter son troupeau de dindes incompétentes en hurlant :

- Revenez demain avec un vrai numéro cette fois ! Et foutez-moi le camp, rien que de vous voire me fatigue les pupilles ! Tirez-vous les albatros !

Puis il se tourna vers Nola et pour la première fois de la journée, il esquissa un sourire.

- Quant à vous, installez-vous, vous venez de gagner votre place au Cheshire. Commandez-donc ce qu'il vous plaira, je reviens dans une seconde, le temps de mettre définitivement ces choses hors de ma vue.

Je réponds au sourire du magnat du divertissement. Le mien dose soigneusement l'humilité, l'empathie et la docilité. Et soudain, je me déteste, parce que non, je ne suis pas humble. J'ai été la meilleure à cette audition et je le sais. Non, je n'ai aucune sympathie pour ce richard surmené et caractériel. Non, je ne suis pas docile. Hypocrite, à la rigueur.

Je réintègre rapidement la combi blanche furieusement fifties qui sert d'uniforme sur le NSS, avec une pensée nostalgique pour feu mon dressing plein de petites robes noires.

Une banquette moelleuse accueille mon corps découragé, et je commande une vodka pure, en guise d'auto-flagellation. Plus de château-margaux pour la vilaine Nola, si bien conditionnée à donner d'elle-même une image qui sera appréciée.

Avec un soupir, je secoue loin de moi cette énième séance d'auto-apitoiement et regarde autour de moi. Au moins, c'est original. Décalé. Bucolique et onirique, une sorte d'anti-NSS. Il n'y a pas à dire, il a le sens de ce qui va marcher, Phil Mason. Et je n'en ai pas rencontré souvent, de ces génies dans leur domaine, à qui on pardonne à peu près tout parce qu'ils ont de l'or dans les doigts et dans la tête.

La première gorgée de vodka est moins amère que prévu.

Phil s'arrêta un instant au comptoir après avoir raccompagné les causes de sa colère et commanda café plus que corsé, accompagné d'une larme de scotch, pour le goût. Nola s'était déjà installée et entamait son verre. Phil repéra immédiatement la particularité de sa boisson, un verre tumbler, une absence de glaçon encore plus étonnante mais surtout, quatre centilitres d'alcool blanc. Enfin une femme qui ne faisait pas de manières lorsqu'il s'agissait de boire. Il avait eu plus que sa dose en vin moelleux et autre coupe de champagne pour les dames de la haute, là, il allait partager le goût des choses simples avec sa future tête d'affiche.

Il rejoignit Nola et s'assit à côté d'elle en jetant la canne au loin. Il la regarda un instant et sourit, il commençait à changer de méthodes. Henry l'avait asséné depuis leur embarquement avec les nouvelles techniques de management qu'ils allaient devoir aborder. Plus question d'opprimer et de renvoyer à la rue quand bon lui chante, cette ère là était à quelques années lumières derrière ; Phil allait devoir s'assouplir et jouer de manière subtile. Encore un nouveau challenge, fini les O.P.A. faciles, les délations et autres manoeuvres brutales, il allait devoir jouer dans l'ombre au jeu du pouvoir. Et après tout, peut être que cela allait lui apprendre à apprécier les autres, pour de vrai.

Il leva alors son verre et trinqua :

- A votre brillant numéro, mademoiselle. Pachelbel, XVIIE siècle, du grand art. Moi qui pensais que le classique était tombé dans Oblivion, je suis ravi de voir qu'il existe encore des gens pour s'en souvenir. Mais on ne va pas parler histoire ou musique pour le moment. J'ai tout d'abord une question primordiale. Combien ?

Question qui me prend complètement de court.

D'abord, je voulais danser, et ce type me propose de danser. Il ne sait pas que je travaillerais bénévolement au Cheshire, s'il le fallait... Et il ne le saura jamais. Faut quand même pas exagérer.

Ensuite, là-bas, sur Terre, le prix de mes séances était fixé à l'avance, indexé sur le coût de la vie, l'inflation et l'âge du capitaine, je n'avais pas à m'en occuper et encore moins à revendiquer davantage.

Combien je vaux ? Combien vaut une portion de pousses de bambou sur le NSS ? Combien, la vodka que je sirote avec un air de sphinx qui camoufle la panique intérieure ? Combien gagne un ouvrier ? Je n'en sais rien. Je suis juste une escort girl ultra perfectionnée, une geisha des temps modernes, et en tant que telle je n'ai aucune notion de l'argent.

Combien offrez-vous ? finis-je par esquiver, l'air très sûr de moi.

Elle n'avait décidément pas la notion d'argent, merci à l'ancien système qui régulait le tout dans son ensemble. Pas de prétentions de salaire, juste une grille de rémunération dérisoire, le paradis sur terre. La nouvelle étoile n'avait donc pas d'idées concernant sa valeur ? Qu'à cela ne tienne, Phil allait lui proposer plus que ce qu'elle ne gagnait sur Terre, pour la garder et faire en sorte qu'elle manque de rien, au plus son étoile serait choyée et au plus elle serait performante. De plus, qui dit performance dit grosse marge bénéficiaire. Et puis Keynes l'avait bien dit, pour gagner de l'argent il faut en dépenser.

Mason sourit de plus belle, jamais il n'avait fait de négociations avec ses employés et toute cette nouveauté avec quelque chose de gai, comme un nouveau goût amusant sur le palais.

- Combien j'offre ? répéta-t-il. Quinze milles à l'année, enfin si les années veulent encore dire quelque chose. Plus cinq pour cent des revenus lors de vos représentations. Ce qui a pour résultat que si vous vous dépassez, nous serons plus que satisfaits, tous les deux.

Il fit signe au serveur de les resservir, et chercha un parmi ses cigarettes avant de brandir triomphalement un joint d'herbe. Il savait qu'en faire la culture à bord serait difficile et faire taire ceux chargés de s'en occuper serait couteux, et chaque bouffée était désormais savouré comme la dernière bouteille d'un millésime inestimable. Il tira quelque fois dessus et le tendit à Nola.

- Alors ? Voulez-vous négocier ? Ou pouvons-nous commencer à travailler ? La scène est à vous, je ne reçois plus avant demain, dites aux techniciens ce qu'il vous faut, ils le feront, mais soyez plus indulgente que moi, tous ne sont pas du métier mais ils apprennent vite.

Quinze mille... A grand-peine, je réussis à exhumer de ma mémoire mon dernier revenu annuel. Inférieur. Et je ne savais pas quoi faire de tout cet argent, d'où les quatre cents robes et les trois cents paires d'escarpins qui s'entassaient chez moi, j'imagine.

Je vais pouvoir reconstituer ma collection. A condition que les usines textiles du NSS fournissent autre chose que du vinyle blanc...

Je lève mon verre pour sceller l'accord, il dégaine un joint. Bon sang... Vu l'odeur, c'est du vrai. Une vraie plante qu'on a fait pousser juste pour la fumer. Un luxe pareil, ça ressemble bien à Phil Mason. J'en tire une bouffée, que mon organisme, spécialement conçu pour les orgies en tout genre, va se faire un plaisir d'éliminer rapidement. Je lui rends l'inestimable bédo avec un sourire.

"Deux questions avant de commencer : d'abord, est-ce que je suis libre du style de danse à présenter, ou est-ce que je dois me limiter à celles qu'on s'attend à voir dans un bar ? Pole dance, lap dance, cancan, revue. Je peux faire tout ça, mais pour information, je peux aussi vous proposer ballet classique, ballet contemporain, flamenco, claquettes, hip-hop, capoeira, samba, rumba, salsa, mambo, cha-cha-cha, tango, charleston, rock acrobatique, danse orientale."
Pause.
"Entre autres."
Se faire mousser, un plaisir toujours renouvelé.

"Ensuite, je vous propose de m'occuper du recrutement et de la formation des autres danseurs, pour un tout petit cinq mille annuels supplémentaire. Vous êtes d'accord ?"

Phil se redressa net, voila que la nouvelle recrue se met à négocier durement. Le sang tape ses temps, une petite veine pourrait même apparaitre. Une employé qui se permet d'exiger une promotion d'entrée de jeu ? Du jamais vu pour monsieur Mason. Il tira une bouffée sans fin afin de calmer ses nerfs et souffla un grand coup.

- Je vous met à l'essaie pendant trois mois, déclara-t-il en se penchant vers elle. Démontrez-moi que vous savez faire tout ce que vous venez de me dire, et vous aurez le post. Vos cinq milles, ce sera votre votre prime de Noël. Vous connaissez Noël ? J'ai l'impression qu'on ne s'en souvenait que dans la haute, oublié des autres grâce à la propagande, non pas que je vous prenne pour une paysanne, mais vous savez comment c'était ; du très bon boulot.

Il leva à nouveau son verre et trinqua :

- Désolé pour ce décalage soudain, autant que vous habituer maintenant vu que nous allons travailler ensemble, here I am. Mais comme nous venons de conclure notre marché, passons-donc à moins sérieux, vous n'avez qu'à commencer demain et en attendant buvons.

Je souris tranquillement.

"C'est d'accord, M. Mason.
Noël ? Il y avait une fête tous les 25 décembre chez Will O'Reilly qui s'appelait comme ça. On nous demandait de venir danser habillées en rouge bordé de fourrure blanche, avec un bonnet assez ridicule, mais je n'ai jamais su pourquoi. La seule tradition qu'il m'importe de préserver, c'est la danse."

Pas certaine que parler du passé soit une excellente idée, je n'en rajoute pas et acquiesce quand Mason propose de s'imbiber. Il semblerait que j'en sois déjà à ma deuxième vodka... S'il veut voir avec quelle grâce je roule sous la table, il n'a qu'à m'en faire servir une troisième.

Alors qu'il finissait son verre Phil sentit une claque le frapper derrière la tête. La fatigue avait réussit à le rattraper et il en était désormais au stade où la sagesse conseille d'aller se coucher avant de prendre définitivement le contrôle de soi. Sa vue se brouilla soudainement et il savait que s'il devait prononcer plus de deux phrases, il échoueraient dans un bégaiement ethyllique.

Il se leva donc et salua sa nouvelle meneuse de revue afin de prendre congé.

- Il est pour moi de rentrer et de sombrer pour les prochaines vingt-quatre heures. Revoyons-nous ici demain, voyez avec l'accueil à quelle heure vous voulez commencer, ils se chargeront du reste.

Sur ce, il regagna tant bien que mal ses appartements, une sensation étrange mêlant mélancolie, fatigue et colère le parcourant. Quelque chose de puissant qu'il n'avait encore jamais rencontré. Mais tout ce dont il pouvait se soucier pour l'heure était de regagner sa cabine.

Le lendemain, selon les horloges du bord. Nous allons tous mettre longtemps à nous y habituer : plus d'aube, plus de journée, plus de crépuscule. La nuit étoilée, en permanence.

Il est tôt, et je n'ai pas la gueule de bois, merci au brusque forfait de Mason hier soir. Évidemment, il n'est pas encore là ; mais s'il se pointe avant midi, je bouffe mes chaussons de danse.

On m'a effectivement fourni à peu près tout ce que j'ai demandé, et j'ai fait savoir que le recrutement était de nouveau ouvert. Une douzaine de filles - dont certaines étaient là hier - et cinq hommes se sont présentés. Pleins de bonne volonté, mais amateurs. Sauf Kriss, une véritable découverte que Mason aura intérêt à payer très cher. Je lui confie un solo sans hésiter.

Les auditions se succèdent et je finis par garder trois des filles et un des hommes, sans compter Kriss. Pas les plus techniquement avancés, mais les plus gracieux. Somme toute, j'engage du potentiel ; s'ils ne savent pas danser correctement dans un mois, ce sera ma faute.

"OK, tout le monde. Carrie, Trisha, Jen, Mick, vous restez. Les autres, merci, mais non merci. Dix minutes de pause et on commence tout de suite à travailler la chorégraphie. A moins que vous ayez prévu autre chose à faire aujourd'hui ? Non ? Parfait. Amateurs mais pas dilettantes, ça me va."

Je me pose au bar pour un grand verre d'eau fraîche, les nouvelles recrues comme une bande d'oiseaux affamés autour de moi. Ça fait bizarre d'être celle de qui dépend le travail des autres, d'être flagornée et cajolée pour ça. Mais bon, c'est moi qui ai insisté pour avoir le job.

Pendant que Carrie, Trisha, Jen et Mick me posent des questions sur les moindres détails de ma carrière, je réfléchis à ce qui manque encore. Un costumier, pour commencer. Côté décors et éclairages, il y a déjà toutes les compétences souhaitées.

Au moins dix danseurs de plus. Pour ce que j'ai en tête.

"... Nola ?
- Oui, oui. C'était quoi, la question ? Si j'ai déjà dansé L'Oiseau de Feu ? Trois fois. Bon, vous êtes gentils de faire semblant de vous intéresser, mais moi, personnellement, je m'en fous complètement. Si on dansait, plutôt ?"

- Euh, non, je m'en fiche en fait. Mais on peut danser quand même si tu veux.

Tête penchée, sourcils légèrement relevés, incompréhension et curiosité. Pourquoi elle lui dit tout ça? Elle voulait juste savoir si son chef était là.

Ca veut dire quoi bosser? Pour quoi faire?


Euh, d'accord.


C'est qui Nola?


Apparemment c'est elle, elle a réagi quand elle l'a appelée. Sauf qu'elle ne se souvient pas lui avoir demander si elle avait dansé L'Oiseau de feu. Mais c'est beau comme nom...

- Ou tu me montres l'oiseau de feu?

- Euh, non, je m'en fiche en fait. Mais on peut danser quand même si tu veux.

- Hein ?

- Ou tu me montres l'oiseau de feu?

Elle ne fait pas partie de mon nouveau fan-club, celle-là. Rien que le tutoiement, ça décoiffe. Je la détaille de haut en bas.

- Les auditions, c'est terminé pour aujourd'hui, mademoiselle. Encore que... Montrez-moi ce que vous savez faire, je vous donne cinq minutes.

J'aurais dû être actrice, en fait. Le rôle de la meneuse de revue excédée, je le joue pas si mal que ça.

Danser?
Je sais pas danser.
Sara dansait, parfois. Elle tournoyait au milieu des fleurs. Mais ici, il n'y a pas de fleurs, tout est gris et froid.
Danser l'Oiseau de Feu? Ce n'est pas un environnement pour un oiseau, on étouffe ici.
Tournait, tournoyait...

Ses yeux gris n'ont pas cillé. Ils se sont perdus au loin, tandis qu'elle cherchait l'Oiseau de Feu en elle. Il devait être grand, majestueux. Un faucon.

Plonger vers le sol, se laisser tomber, mais relever le buste au dernier instant. S'envoler...
Le ciel.
Elle est de feu et s'embrase.
Elle est d'air et virevolte.
Tourner-tournoyer.
Les fleurs sont dans ses yeux, le ciel est fait de fleurs, Sara qui danse au milieu des fleurs...

Clignement.
Lena s'esbroufe.
La voilà de nouveau sur terre. Apparemment, elle a dansé sur une barre verticale. Ah, c'était pour ça...

Elle n'a jamais dansé. Phénomène ô combien rare, du rouge sur ses joues.
La peur d'être jugée.

- Je n'ai jamais dansé.

Que t'arrive-t-il Lena? Une excuse? Toi qui ne craint le jugement de personne, puisque leur logique absurde t'échappe. Mais pas cette fois.

En attente du verdict de celle qui maintenant l'impressionne, puisqu'elle a réussi à danser l'Oiseau de Feu trois fois. Et elle savait surement ce qu'elle faisait.

Au bout d'un moment, je m'aperçois que ma mâchoire pend lamentablement, et la referme avec un claquement audible.

C'était, euh... Intéressant, mademoiselle. A la fois complètement n'importe quoi et très beau, très gracieux. Ça se voit, que vous n'avez jamais dansé, mais vous avez quelque chose.

Histoire d'être sûre... Vous veniez bien pour l'audition de danse ? Parce que, dans ce cas, je vous engage. Mais il faudra être prête à répéter six heures par jour.

Mon fan-club fait la gueule. Il faudra que je pense à les assommer de compliments, eux aussi, à l'occasion, ou ils vont passer tout leur temps libre à rendre la vie impossible à Kriss et à la petite nouvelle.

Votre nom, au fait ?

Les portes battantes menant à la salle principale s'ouvrirent dans un énorme fracas, le bois vint heurter les murs d'un coup sec et les gonds grincèrent lourdement sous l'impulsion du nouvel entrant. Phil entra, les yeux cernés et le teint blafard, il revoyait son axe toutes les deux secondes afin de rester dans son centre de gravité. Il était incapable de se souvenir pourquoi ou comment cette bouteille de scotch avait atterrie dans sa main à peine fut-il sorti de la douche. Il ne niait en rien les faits, il l'avait bien prise, ouverte et s'était servi plusieurs verres avant de s'habiller et de gagner le Cheshire, ce qu'il faisait habituellement avec du thé, il l'avait juste fait avec de l'alcool. Tout ne semblait maintenant qu'illusion et il s'y complaisait, il préférait cent fois cette vision altérée et légèrement floue que d'affronter la réalité.
Une bouteille de spiritueux et un matelas, c'est tout ce dont il avait envie ces derniers temps, il se noyait encore plus que d'habitude dans la boisson et la luxure et il y prenait plaisir.

Les parois du vaisseau le rendait fou et la perte du cycle solaire terrien lui avait arraché ce qu'il aimait le plus : l'avénement quotidien du crépuscule annonçant son règne. Chaque soir, il savourait depuis son bureau le soleil couchant, récapitulant mentalement chaque établissement qui s'ouvrait afin d'abreuver et de vendre du rêve aux puissants de ce monde qu'ils avaient quitté.
Lui qui avait peut être été dans les plus enthousiastes à l'idée de partir pour les étoiles, il en était désormais malade. Était-ce le fait de devoir presque recommencer à zéro ? Ou la nostalgie de cette dictature qu'il avait appris à détester dans ses dernières heures, mais qui lui avait tant permis et tout donné ? Plus rien n'était compréhensible à ses yeux, la joie, la colère, la peur, l'exaltation, le rire et les larmes, tout ne faisait que s'enchaîner dans un désordre émotionnel sans nom.

Il gagna doucement le bar sous le regard interloqué de ses nouveaux employés. Quelle belle image il donnait de lui même en cet instant, mais il n'en avait rien à faire, même si aujourd'hui la collaboration remplaçait l'exploitation, il jouissait encore de l'immense pouvoir qu'est de licencer. Et il ne se gênerait pas, des danseuses et des barmans n'allaient en rien lui dicter sa conduite ou le juger. Il restait en haut et eux en bas.
Il prit un tabouret et s'avachi au comptoir, il commanda un café double et regarda les nouvelles recrues de ses yeux vitreux.

- Alors voilà les nouvelles étoiles du Cheshire ? grommela-t-il en remuant son café. Nola, auriez-vous l'obligeance de leur demander de jaqueter un peu plus loin ? Leurs gloussements de groupies m'insupportent.

Alertée par l'expression de la jeune femme, je me retourne pour assister à l'entrée en fanfare du patron. Çà et là, quelques employés s'écartent de son chemin, ou grimacent par empathie quand il se cogne dans le coin des tables, mais personne n'ose faire comme si de rien n'était et lui envoyer de joviaux "Bonjour, mister Mason !" Sa progression se fait dans un silence gêné qui donne une importance démesurée au chuintement de ses richelieus.

Ça va donc être à moi de m'y coller, et il a de la chance, le magnat : je suis formée à ce genre de situation.

J'adresse un regard d'avertissement collectif à mon fan-club, qui recule de quelques pas. Pour mieux réunir les têtes et se mettre à chuchoter fiévreusement. Ah ben bravo. Je note avec plaisir que ni Kriss, ni la jeune femme dont je ne sais toujours pas le nom, ne se sont joints au cancan.

Je tourne un sourire teinté de tristesse vers mon patron qui vient d'atterrir lourdement sur un tabouret pas loin du mien.

"Alors voilà les nouvelles étoiles du Cheshire ? Nola, auriez-vous l'obligeance de leur demander de jaqueter un peu plus loin ? Leurs gloussements de groupies m'insupportent.

- Et comme je vous comprends, mister Mason."

Je me lève pour insérer ma tête dans le cercle de pipelettes.

"Allez jaboter plus loin, je vous prie. Vous n'avez pas envie de taper sur les nerfs du patron. Je vous biperai quand la répétition commencera."

Le fan-club se disperse et je reviens m'asseoir à côté du croquemitaine. Les autres employés m'observent de loin avec l'air de penser que je suis très courageuse ou complètement folle. Je hausse les épaules. Hé, les gars, c'est un être humain, pas Cthulhu, si ?

Mine de rien, je retire le gant à ma main droite. Dire quelque chose ? Pour quoi faire ? S'il a envie de parler, il saura me le faire savoir, j'imagine.

La café le brulait de l'intérieur, pas autant que l'alcool au petit matin, mais Phil l'avalait tellement vite qu'il se faisait sérieusement mal. Au diable la douleur, plus rien ne l'atteignait à ce moment précis. Le dos vouté, les cernes qui descendaient jusqu'au menton, le teint plus pâle que les étoiles, Phil était méconnaissable, ses yeux suintaient à n'en plus pouvoir et son regard s'était depuis longtemps perdu.

Combien de temps son absence avait-elle duré ? Il aurait été incapable de le dire, mais son café était désormais froid et les nouvelles recrues commençaient à se mettre en place.

Il tourna sa tête vers Nola et la fixa, cherchant ses mots. Son regard était moins perdu, mais toujours légèrement absent, mêlé à un mélange de colère et de tristesse. Il resta là, inactif durant quelques secondes et ouvrit enfin sa bouche pâteuse.

- Vous êtes-vous déjà sentie seule ? Mais seule au dernier degrés. Comme si plus rien ne pouvait vous atteindre ?

Je pose doucement le bout de mes doigts contre sa tempe, une fraction de seconde. Normalement, il devrait se sentir bien mieux, là, parce que moi, j'ai tout d'un coup une furieuse envie de me pendre au lustre le plus proche.

Maintenant, oui.

Pas plus tôt dit ça, que j'ai valsé contre un mur à une dizaine de mètres de mon point de départ. J'oserai affirmer que le choc a été rude, vu que mon bras gauche a craqué comme une allumette. Oui, ça fait mal, merci.

Je n'étais pas la seule à avoir pu tester la fragilité du corps humain, d'ailleurs. Danseurs, techniciens, videurs, barmaids, tout ce beau monde hurlait, pleurait, rassemblait ses morceaux dans une belle confusion. C'est beau, le conditionnement : tenant mon bras avec mon autre main, j'ai fait le tour pour rassurer et recenser plaies et bosses. Pour Trisha, c'est la jambe, fracture ouverte. J'ai bien peur qu'elle ne danse plus jamais, et elle s'en rend compte aussi, la pauvre : elle ne peut pas s'arrêter de pleurer. Je verrai plus tard ce que je peux faire pour elle. Là, maintenant, on nous braille dans les oreilles qu'il faut rejoindre les modules de secours, et...

Et rien. Plus rien. Plus de jus. On se retrouve plongés dans l'obscurité la plus complète. Encore des cris et des pleurs. Quelqu'un gémit que les portes ne s'ouvrent plus. Super, il ne manquait vraiment plus que ça.

D'une voix que je souhaite pleine d'autorité, j'invite tout le monde à me rejoindre, à peu près au centre de la grande salle, et on se construit au toucher une espèce de barricade avec les tables, au cas où ça secouerait encore. Et puis on se serre les uns contre les autres, et on attend. J'ai mal. Je serre les dents.

Un choc sans précédent faillit lui faire perdre connaissance. Sa tête cogna violemment le comptoir cassant son mug de café au passage, avant de rebondir en arrière et de venir s'écraser sur le sol.
Phil senti un mince filet liquide et chaud coulant sur son front, y porta la main et jura. Le voila ivre mort, enfin débarrassé d'un peu de cette mélancolie qui lui maintenait les mains liées et il fallait que le courant coupe, que le vaisseau se prenne je ne sais quoi et qu'il finisse avec le crâne ouvert et bloqué au Cheshire.

La voix de Nola retentit à quelques mètres, rassemblant les gens au milieu de la pièce. Phil ne voulait pas bouger, pas pour le moment, il ne savait pas pourquoi, mais il était très bien au sol, dos contre ce qu'il devait être le comptoir rencontré auparavant. Il défit sa cravate et essuya son front avant de la jeter au loin. Espérons que personne dans cette pénombre ne glisse dessus.

Il entendait de nouveau le monde glousser autour de lui. On leur disait de garder leur calme, mais non, il fallait qu'ils jacassent. Il chercha lentement ses cigarettes dans sa veste. Le choc avait décidément était violent, si sur le coup il n'avait pas beaucoup sentit la douleur grâce à l'alcool, elle était désormais bien implantée. Chaque geste le faisait grimacer, ses coudes se pliaient mal et il en allait de même pour les genoux, quant au reste du corps, il n'était pas en reste non plus. IL avait l'impression d'être une machine rouillée, couinant à chaque actions.

Phil attint finalement ses cigarette et l'alluma. Il en profita pour regarder autour de lui, Nola et le groupe de blessés se rassemblaient sur sa gauche et la salle était sans dessus-dessous. Voila qui allait retarder encore l'ouverture pensa-t-il. Il regarda à nouveau le troupeau affolé et dit tout haut :

- Allons, ce n'est pas la peine de glousser de la sorte. On va pas peut être crever mais fumons d'abord une cigarette.

Ah, la douleur... On l'aurait tabassée à coups de barre à mine qu'elle se sentirait peut être encore mieux. Franchement, on était pas mieux les pieds sur terre? Pourquoi il a fallu émigrer?

Non, elle n'était pas venue pour danser. Et faire ça 6h par jour, ça l'effrayait un peu. Peut être moins que le Patron de l'endroit maintenant. Et bien moins que les évènements lui succédant...

Nola a l'air de savoir ce qu'elle fait, elle. Lena s'en rapproche.

- Je peux t'aider? Je ne sais pas danser, mais je sais soigner.

Oui, sauf que soigner, ça nécessite des plantes avec Lena. Les plantes, elles sont dans la serre, derrière les portes fermées.

Ah, oui, zut.

Vite, changement de sujet, faudrait pas qu'elle te prenne au mot maintenant.

- On ne peut pas sortir par le plafond?

Les conduits d'aération. Ca allait quand elle avait 12 ans, mais est-ce que quelqu'un est encore assez fin pour y passer?

Je peux t'aider? Je ne sais pas danser, mais je sais soigner.

Tu sais réduire les fractures ? Parce qu...

Noir. On verra plus tard pour mon bras et la jambe de Trish.

Allons, ce n'est pas la peine de glousser de la sorte. On va peut-être crever mais fumons d'abord une cigarette.

Le boss, égal à lui-même. Enfin, la lueur de son briquet a au moins l'avantage de redonner au néant visuel environnant un petit chouia de repères.

Il n'a pas l'air beaucoup plus amoché qu'avant la secousse, c'est déjà ça.

On ne peut pas sortir par le plafond?

Je lève le nez vers ledit plafond. Il me semble bien qu'il y a ces espèces d'arbres artificiels qu'on pourrait escalader, s'ils ne sont pas en carton-pâte... Je pose la question à la cantonade. Un des techniciens me répond qu'il y a aussi une échelle menant à la structure métallique qui supporte les spots, et de là, la gaine de ventilation devrait être accessible. Sauf qu'elle est très étroite. Et puis, moi, avec un seul bras, Trisha avec sa jambe en deux morceaux, on ne risque pas d'y arriver.

Bon sang, ce qu'il fait froid, tout d'un coup.

Voilà que la température commençait elle aussi à faire des siennes. Heureusement, avec ce qu'il avait ingurgité dés le réveil il ressentait moins le froid que ses congénères, mais ce n'était qu'une question de temps.
Phil les écouta parler tout en fumant sa cigarette. Voilà que la troupe de dindes voulait se mettre à escalader les installations et passer par l'aération, il les imagina essayer tant bien que mal dans leur tenue de scène, talons aux pieds et il retint un léger rire.

La température continua de baisser, ou alors l'alcool commençait à se dissiper. Phil tenta de s'accrocher au comptoir, une main posée sur le sol comme appuie. Cette dernière glissa et il se retrouva sur le dos, sa cigarette lui brûlant la joue.

- Holly mother fucker ! Bloody fag ! hurla-t-il en se remettant debout.

Une fois sur ses deux pieds, il bascula vers l'avant, attrapa le bord du comptoir et se pencha à la recherche d'une bouteille, son briquet comme seule lumière. Il trouva une bouteille de scotch, l'attrapa, arracha le bouchon avec ses dents, l'expulsa au loin et se rinça la gorge.

- Quelqu'un veut un coup de chaud ? demanda-t-il en secouant la bouteille à la lueur deson briquet.

Mon bras pulse des élancements de douleur dans tout mon corps. Je me caille les miches. La dépression de Mason me maintient soigneusement l'humeur au fond du marécage. Alors, merde.

Et puis merde, tiens.

En quelques pas, je m'approche du comptoir signalé par l'unique lueur de la pièce, je m'empare du goulot tendu et m'envoie une bonne lampée de... C'est quoi au fait ? Du scotch, a priori. Feu dans les entrailles. Moins froid. Encore une lampée, tiens.

'Rci.

Les bonnes manières ont la vie dure... Il faut dire que chez moi, c'est un conditionnement, et du genre draconien.

Je m'assois dos au comptoir sans lâcher la bouteille. Nola Darling, elle y est plus pour personne, messieurs-dames. Au tour des autres, un peu, de jouer les bergers. Tiens, la jeune fille qui danse si bien et si mal en même temps, elle peut pas reprendre le rôle ? Elle a l'air d'avoir des dispositions pour ça.